Créateurs

Quand le modernisme prend tout son sens avec Josef Hoffmann

Portrait en noir et blanc de Josef Hoffmann en 1954
En 1954, année où a été prise cette photo, Josef Hoffmann était l’une des principales figures de la Sécession viennoise et un créateur prolifique dont les réalisations allaient de l’architecture et du design mobilier à la vaisselle et à la bijouterie
(photo Yoichi R. Okamoto). En haut : jusqu’au 19 juin, une rétrospective majeure du musée des Arts appliqués de Vienne (MAK) intitulée « Le progrès à travers la beauté » présente plus d’un millier de ses créations.

Fin mai 1956, un petit encart dans le New York Times annonçait le décès de Josef Hoffmann à Vienne, à l’âge de 85 ans. Le journal n’aurait sans doute rien publié sur le décès de l’un des plus grands talents du design du XXe siècle si la rédaction n’avait pas été contactée par un de ses anciens étudiants et assistants, Leopold Kleiner. À la fin de sa vie, Josef Hoffmann était presque complètement retombé dans l’oubli. Le Times l’a seulement décrit comme « un pionnier du design et de l’architecture modernes » et un des « fondateurs de la Wiener Werkstätte, une célèbre association d’artistes et d’artisans dont il est resté à la tête pendant trente ans ». Aucune mention n’a été faite de l’influence considérable qu’il a eue sur le modernisme américain, que ce soit par la sobriété de ses créations pour l’Exposition universelle de 1904, en Louisiane, ou ses légendaires toilettes pour dames lors de l’Exposition internationale sur l’Art dans l’industrie qui s’est tenue dans le grand magasin Macy’s de New York en mai 1928. La virtuosité de son travail du verre, des miroirs et des métaux chromés sur le sol, les murs et les plafonds était telle que les visiteurs pouvaient se voir dans 10 reflets différents. À cette époque, un reporter du Times montrait beaucoup plus d’intérêt à l’égard de Josef Hoffmann en écrivant : « Hier après-midi, il a fallu contenir la foule qui se pressait devant cette pièce. » De la célébrité à l’oubli, puis à la célébrité à nouveau : presque un siècle plus tard, le musée des Arts appliqués (MAK) de Vienne remet Josef Hoffmann sur le devant de la scène.

Rétrospective la plus complète à ce jour de son œuvre impressionnante, l’exposition « Le progrès à travers la beauté » du MAK rend hommage à l’architecte, créateur (de meubles, luminaires, objets de décoration et vêtements emblématiques), professeur et organisateur d’expositions qui fut l’une des figures principales du design viennois depuis la fin des années 1890. Apporter de la beauté dans la vie de ses clients était pour lui synonyme de progrès social et d’esthétique. Pour Josef Hoffmann, il n’y avait aucune différence entre art noble et art populaire. Son talent est résumé dans plus de 1 000 objets, dont une table qu’il a créée pour le salon de l’appartement du Dr. Hans Salzer, dans les environs de 1902, un ensemble de vaisselle plate en argent fabriqué par la Wiener Werkstätte pour Fritz et Lili Waerndorfer, et la méridienne tapissée d’un ravissant tissu aux motifs végétaux du « Boudoir d’une grande vedette » (Boudoir for a Big Star) qu’il a conçue pour l’Exposition internationale de Paris en 1937. Le musée expose également plusieurs œuvres jusqu’alors inconnues qui viennent combler certaines lacunes dans l’historique de ses créations. À travers 20 sections, l’exposition explore l’immense œuvre de Josef Hoffmann, qui englobe tous les aspects de la vie quotidienne.

« Ce fut un coup de chance que l’exposition ait dû être reportée d’un an », explique le conservateur du MAK Rainald Franz, l’un des organisateurs de l’exposition, « parce que des pièces qui faisaient partie de collections privées et qui étaient jusqu’alors inconnues ont été dévoilées. » Cela concerne notamment la vaisselle en argent de Josef Hoffmann pour Sonja Knips (l’épouse d’un industriel viennois qui fut le modèle d’un célèbre portrait de Gustav Klimt), des meubles créés pour la famille Wittgenstein, ainsi que des plans et des photographies du pavillon autrichien de Josef Hoffmann lors de l’Exposition internationale de Paris en 1925, que l’on croyait perdus et qui font la fierté du conservateur.

Ce centre de table en laiton a été fabriqué par la Wiener Werkstätte en 1924. Photo : © MAK/Georg Mayer

Après cette découverte, Rainald Franz a demandé à des spécialistes en modelage et en céramiques d’en faire une reproduction à l’échelle 1/20 qui « permet à ce bâtiment éphémère d’être utilisé à nouveau comme concept et comme espace ». « Josef Hoffmann était le maître du « modernisme des motifs », contrastant ainsi avec le modernisme international », explique Rainald Franz, parce qu’il savait toujours comment flatter ses clients avec des ornements afin de les faire adhérer à son approche moderniste.

Troisième d’une famille de six enfants, Josef Franz Maria Hoffmann est né en 1870 dans la petite ville de Pirnitz, en Moravie, une région qui fait aujourd’hui partie de la République tchèque. Son père Josef Franz Karl était copropriétaire d’une usine de textile locale et maire de la ville. L’artisanat traditionnel de Moravie, la campagne fertile et une enfance plutôt choyée dans une famille bourgeoise ont eu une influence décisive sur la vie future de Josef Hoffmann, comme évoqué dans son autobiographie.

Bâtiment conçu par Josef Hoffmann pour l'exposition d'Art et d'Artisanat Kunstschau de Vienne
Josef Hoffmann a conçu plusieurs bâtiments, dont ce pavillon d’entrée, pour l’exposition d’Art et d’Artisanat Kunstschau 1908, qui a été organisée à Vienne, sur le site de l’actuelle Konzerthaus. Photo : © MAK

En 1892, il a intégré l’École spéciale d’architecture de l’Académie des Beaux-Arts de Vienne (Akademie der bildenden Künste Wien). Il y a étudié sous la houlette d’Otto Wagner, qui a révolutionné le mode d’enseignement de l’établissement en utilisant notamment le questionnement progressif sur des métropoles émergentes. Par la suite, Josef Hoffmann fit plusieurs fois référence à l’influence d’Otto Wagner sur son travail. Durant toute sa vie, il est resté un grand admirateur de son professeur, sur la recommandation duquel il a été nommé professeur à l’université des Arts appliqués de Vienne (Wiener Kunstgewerbeschule). Il a créé sa première grande colonie de villas dans le quartier viennois Hohe Warte, qu’il a conçue comme un projet d’ensemble plutôt que comme des bâtiments distincts, avec l’objectif d’atteindre une unité globale entre l’architecture, les intérieurs et les jardins. Parmi les éléments communs figurent un salon central double hauteur, une palette de couleurs très contrastantes et une large utilisation de motifs grillagés sur les sols, les revêtements muraux et les fenêtres.

Le style novateur de Josef Hoffmann a attiré l’attention d’un jeune couple belge, le magnat Adolphe Stoclet et son épouse Suzanne Stoclet-Stevens. Ils lui ont tout de suite fait confiance pour ce qui allait être son œuvre architecturale majeure : le palais Stoclet, un édifice de deux étages, à Bruxelles. Josef Hoffmann a conçu non seulement la résidence principale, richement ornée de blocs de marbre et dotée d’une tour sculpturale monumentale célèbre surmontée de quatre statues d’hommes musclés, ainsi que l’ensemble de l’intérieur, tous les jardins et les bâtiments annexes. Fidèle au concept d’œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk), Josef Hoffmann a collaboré avec plusieurs artistes pour travailler sur le palais, dont Gustav Klimt (la frise en mosaïques de la salle à manger), George Minne (la fontaine en marbre), Carl Otto Czeschka (le verre des fenêtres), Michael Powolny (les céramiques) et Franz Metzner (les sculptures), faisant ainsi considérablement grimper le prix de l’édifice, qui est devenu incontrôlable, même pour les Stoclet.  

Fauteuil Sitzmaschine de Josef Hoffmann
Conçu en 1905, le fauteuil Sitzmaschine (littéralement : « machine pour s’asseoir ») comprend des formes géométriques qui sont typiques des productions de Josef Hoffmann.

À cette époque, Josef Hoffmann travaillait aussi sur son chef d’œuvre du design mobilier : le fauteuil Sitzmaschine (littéralement : « machine pour s’asseoir »), créé pour le sanatorium de Purkersdorf, dans les environs de Vienne, l’une des premières commandes de la Wiener Werkstätte. Un exemplaire est actuellement proposé chez JF Chen, à Los Angeles, qui a souvent des créations de Josef Hoffmann. « Je suis particulièrement intriguée par la première décennie du XXe siècle, lorsque J. & J. Kohn fabriquait des meubles pour Josef Hoffmann », explique Bianca Chen, la directrice de la galerie. « Le niveau de fluidité, le bois cintré et les finitions laquées qu’ils faisaient à l’époque me plaisent vraiment. Ses créations ont une place spéciale dans notre collection. »

Wolfgang Karolinsky, directeur et fondateur de Woka Lamps Vienna, a découvert le travail de Josef Hoffmann au marché aux puces de la ville alors qu’il était étudiant en musique, dans les années 1970. Cette découverte a rapidement mené à une carrière dans les arts décoratifs. « J’ai créé des archives photographiques avec cinq mille images de ses créations, classées par groupe de produits », explique Wolfgang Karolinsky. (On pense qu’il existe au total de 10 000 à ­15 000 créations de Josef Hoffmann). Il a aussi commencé à restaurer ses lampes qu’il récupérait. « Leur conception montre son sens de la modernité », précise Wolfgang Karolinsky. « Il adorait les formes rondes et carrées, qui n’avaient jamais été utilisées auparavant dans les beaux-arts ou les arts appliqués. » En 1977, Wolfgang Karolinsky ouvrait sa galerie à Vienne. Un an plus tard, il commençait à vendre des rééditions des luminaires créés par Josef Hoffmann. Aujourd’hui, il en propose une grande sélection sur 1stDibs, ainsi que quelques meubles originaux du créateur, comme un fauteuil à dossier bas en bois cintré, une pièce rare datant de 1908.

Les luminaires créés par Josef Hoffmann sont plus demandés que jamais. Plusieurs des pièces de Woka ornent l’établissement The Goodtime Hotel, à Miami, qui appartient au chanteur et producteur Pharrell Williams, ainsi que le Beaumont Hotel, à Londres, et on retrouve notamment parmi les clients de la société Peter Marino et Ken Fulk. « 95 % de notre stock est exporté à l’étranger, principalement aux États-Unis », explique Wolfgang Karolinsky. 

La nécrologie du maître du concept d’œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk) aurait sans doute un ton complètement différent aujourd’hui, car Josef Hoffmann est de retour là où il a toujours été : à l’avant-garde du modernisme.

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