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Comment Cranbrook est devenue une école d’art incontournable pour les maîtres du milieu du XXe siècle et les stars du design d’aujourd’hui

Alors qu’elle va bientôt fêter son 90e anniversaire, la Cranbrook Academy of Art, à Bloomfield Hills, dans le Michigan, a acquis notoriété et prestige dans les domaines de l’art, du design et de l’architecture. Elle est moins connue du grand public bien qu’elle se définisse comme faisant partie de l’un des viviers de connaissances les plus influents de l’histoire des États-Unis dans le domaine de l’esthétique.  

D’après Glenn Adamson, historien et conservateur dans le domaine du design, « il s’agit de l’école qui se rapproche le plus de celle du Bauhaus ».

La grande exposition « With Eyes Opened: Cranbrook Academy of Art Since 1932 » (Regards sur : la Cranbrook Academy of Art depuis 1932), qui s’est tenue du 18 juin au 19 septembre 2021 dans l’ensemble du Cranbrook Museum of Art, retraçait l’histoire de l’école au travers de plus de 270 objets. Le livre de l’exposition regorge d’informations sur les sommités qui ont enseigné ou étudié dans l’institution. 

La liste des fabricants issus de la Cranbrook inclut aussi bien des maîtres du milieu du XXe siècle comme Charles et Ray Eames, Harry Bertoia et Florence Knoll Bassett que certains des artistes et créateurs célèbres de notre époque comme Nick Cave, McArthur Binion et Chris Schanck

Le campus lui-même est un chef-d’œuvre moderniste conçu en partie par le grand architecte finlandais Eliel Saarinen (le père d’Eero Saarinen, qui a également enseigné à la Cranbrook). Il l’a imaginé et a conçu les premiers bâtiments. Poursuivant sur sa comparaison avec l’école du Bauhaus, Glenn Adamson ajoute : « Elle ne peut pas être plus proche qu’un Gesamtkunstwerk (œuvre d’art totale) de Saarinen. »

Fleuron de l’institution, la Saarinen House, de style Art déco, date de la fin des années 1920. Conçue par Eliel Saarinen, elle comporte des tissus réalisés par sa femme Loja, professeur à la Cranbrook, ainsi que des meubles de son fils Eero. (La Cranbrook a conservé un rôle important dans l’architecture pendant les années suivantes grâce à DANIEL LIBESKIND qui y a enseigné de 1978 à 1985.)

Institution pédagogique comprenant le musée, deux centres de recherche et une école préparatoire, la Cranbrook a été créée par George Booth et sa femme Ellen Booth, l’héritière des éditions Scripps. Le couple a fondé l’institution en 1904 en faisant l’acquisition d’un terrain de 70 hectares à seulement une demi-heure de Détroit. Le complexe s’étend maintenant sur plus de 120 hectares. 

Bassin à tritons formant un miroir d'eau sur le campus de la Cranbrook, avec sculptures en bronze sur le thème marin réalisées par Carl Milles
Le bassin à tritons de la Cranbrook comporte des sculptures de Carl Milles, qui fut artiste résident dans le département de sculpture de l’académie de 1931 à 1953. Photo James Haefner, avec l’aimable autorisation du Michigan State Preservation Office

Dans les années 1920, George et Ellen Booth firent appel à Eliel Saarinen pour les aider à concevoir le plan du campus et en être le premier président. Le couple a pris le temps de peaufiner les moindres détails, en faisant évoluer le concept de la Cranbrook durant de nombreuses décennies. 

« Ils sont allés à l’American Academy in Rome du milieu à la fin des années 1920 », explique Andrew Blauvelt, le directeur du musée et organisateur de l’exposition. « C’était un modèle pour eux : un établissement de troisième cycle où aller quand on avait terminé ses études. »

Même s’il y a aux États-Unis d’autres grandes écoles du même genre, comme la Rhode Island School of Design, la Cranbrook s’est toujours distinguée par la liberté qu’elle offre aux étudiants. 

Intérieur de la bibliothèque de la Cranbrook Academy of Art, avec luminaires à plusieurs niveaux et étagères de livres.
Bibliothèque de la Cranbrook Academy of Art. Photo James Haefner, avec l’aimable autorisation du Michigan State Preservation Office

« Nous l’appelons l’école d’art pour adultes », précise Andrew Blauvelt, qui a lui-même étudié à la Cranbrook et qui fut conservateur au Walker Art Center, à Minneapolis, avant d’occuper son poste actuel. « Nous essayons de faire comme dans le monde réel. » Il y a seulement 140 étudiants environ, ce qui rend l’expérience à la fois intimiste et enrichissante. 

Autre qualité qui caractérise la Cranbrook, c’est ce que Glenn Adamson appelle « une esthétique aux influences scandinaves/nordiques, naturelle et habitable », qui vient contraster avec la prédominance de la fonctionnalité pure de l’école allemande du Bauhaus, et dérive au moins en partie de l’influence de Saarinen.  

Aile des collections de la Cranbrook au Cranbrook Art Museum
Aile des collections de la Cranbrook. Photo Justin Maconochie

C’est dans les années 1980 que l’héritage de l’école a été étudié de manière approfondie pour la dernière fois avec l’exposition « Design in America: The Cranbrook Vision, 1925–1950 » (Le design aux États-Unis : la vision de la Cranbrook, 1925-1950) qui s’est tenue au Detroit Institute of Arts et au Metropolitan Museum of Art de New York. « Mais cette exposition avait une date de fin : 1950 », explique Andrew Blauvelt, « et elle était vraiment axée sur le design. Il y a eu tant de nouvelles choses après cette période. »

Andrew Blauvelt voulait aussi que « With Eyes Opened » montre le rôle essentiel des femmes et des personnes de couleur dans l’histoire de l’institution, ce qui n’avait pas été évoqué précédemment. 

« With Eyes Opened » se compose de neuf parties couvrant plusieurs disciplines créatives. Basé à Chicago, le célèbre peintre McArthur Binion, dont les œuvres sont exposées chez Lehmann Maupin, est représenté dans la partie intitulée Salon Abstraction avec l’une de ses peintures réalisées durant ses études en Beaux-Arts à la Cranbrook, Circuit Landscape No. 1, en 1973, ainsi qu’avec une œuvre de 2018 issue de sa série des « DNA ». 

McArthur Binion, qui a fréquenté la Cranbrook de 1971 à 1973 et doit sa renommée à ses tableaux abstraits composés de grilles, fait partie des rares étudiants afro-américains en Beaux-Arts de l’époque : « Quand j’y étais, nous étions deux », se souvient-il.

Il a étudié avec le peintre expressionniste abstrait de la troisième génération George Earl Ortman et doit ses progrès aux échanges avec les nombreux artistes qui venaient visiter le campus. « C’est comme cela que j’ai rencontré Dan Flavin, qui est ensuite allé voir ma première exposition à Détroit », précise McArthur Binion. (George Earl Ortman est représenté dans l’exposition avec Homage to Eliel and Loja Saarinen — Five, I? , 1977).

Mais c’est le fait de pouvoir gérer librement son emploi du temps et l’endroit où travailler qui a vraiment contribué à son épanouissement. « On est considéré comme un artiste », explique-t-il. « Tout le monde a son propre atelier. Il n’y a pas de cours, pas d’évaluations. Personne ne vous dit ce que vous devez faire. »

Quand le Cranbrook Museum a fait l’acquisition de Circuit Landscape, cela a beaucoup compté pour McArthur Binion. « Je croyais en cette œuvre, et c’est comme si j’avais eu l’aval de mes pairs », précise-t-il.

« With Eyes Opened » contient de nombreux travaux de design moderniste qui ont fait la réputation de la Cranbrook. La section dédiée aux sièges Wall of Chairs met à l’honneur le talent des professeurs de l’académie. Créée en 1952, la chaise Diamant de Harry Bertoia est une œuvre connue et intemporelle, tout comme le fauteuil Tulipe d’Eero Saarinen, qui date de 1957.

Harry Bertoia, qui a débuté comme étudiant dans la Cranbrook en 1937 pour en repartir comme professeur de dessin en 1943, ne s’intéressait pas qu’aux chaises. L’exposition fait honneur à sa polyvalence en proposant ses œuvres sculpturales plus abstraites, comme une théière qu’il a fabriquée avec du cuivre argenté.

Jay Sae Jung Oh, Savage Chair, 2011
La Savage Chair de Jay Sae Jung Oh, qui date de 2011, se compose de jute et d’objets en plastique recyclés. Photo R.H. Hensleigh et Tim Thayer

Le Wall of Chairs met aussi de nouveaux artistes intéressants à l’honneur, comme Jay Sae Jung Oh. La Savage Chair de Jay Sae Jung Oh, avec sa forme à la fois originale et complexe, est faite d’objets trouvés recouverts de jute. Elle est sans commune mesure avec la sobriété du prototype réalisé pour Charles Eames et Eero Saarinen en 1940, la chaise Organic Design, exposée à proximité.

En 2011, Jay Sae Jung Oh a décroché un diplôme en Beaux-Arts avec spécialisation design 3-D. Il en est de même pour l’artiste basé à Détroit Chris Schanck, représenté par Friedman Benda, qui a gagné en notoriété grâce à ses formes élégantes recouvertes d’une matière donnant un aspect dégoulinant et désordonné. L’exposition propose sa chaise Alufoil, réalisée en 2019 avec de la résine et de la feuille d’aluminium.

Christopher Schanck, sans titre (chaise Alufoil), 2019
Chris Schanck a créé sa chaise Alufoil en 2019 avec de la feuille d’aluminium et de la résine. Photo avec l’aimable autorisation du Cranbrook Art Museum

« J’avais beaucoup à apprendre quand je suis entré à la Cranbrook », reconnaît Christopher Schanck. « J’ai intégré le département de design 3-D sans expérience professionnelle, ni formation dans le domaine. Ce sont les conférences données par notre artiste résident Scott Klimker sur l’histoire du design radical qui m’ont ouvert les portes en grand. C’est comme si je découvrais un univers parallèle ou une nouvelle drogue. »

Il fait remarquer que malgré la liberté accordée aux étudiants, « personne n’est seul » à la Cranbrook. Il ajoute qu’il a bénéficié d’un mélange parfait composé de « critiques rudes, générosité intellectuelle de la part des artistes qui venaient visiter le campus, conversations en fumant des cigarettes dans le bar du campus, belles rencontres et nombreuses heures d’expérimentations. »

Andrew Blauvelt, qui est le conservateur d’une exposition de 2022 sur les œuvres de Christopher Schanck au Museum of Arts and Design de New York, considère les expérimentations de l’artiste comme faisant partie de « l’engagement [de la Cranbrook] à fabriquer des objets qui vont au-delà de leur fonctionnalité évidente. Les étudiants et les professeurs repoussent sans cesse les limites. »

Glenn Adamson, qui a contribué au livre dédié à l’exposition, indique que les céramiques et les travaux avec des fibres figurent parmi les domaines pour lesquels les étudiants et la faculté de la Cranbrook ont fait figure de pionniers durant des décennies.

Il évoque le joli vase en grès réalisé par l’artiste finlandaise Maija Grotell en 1942, ainsi que son bol à pied de la même année. « C’était la céramiste moderniste la plus importante du pays », explique Glenn Adamson, faisant constater l’influence qu’elle a eue sur toute une génération de potiers en passant 30 ans à l’institution.

« Son enseignement était important dans la mesure où elle enseignait un savoir-faire technique sophistiqué aux étudiants, notamment le vernissage et le tournage », explique-t-il. « Mais aussi parce qu’elle était une abstractionniste magistrale qui était capable d’associer des formes et des motifs rigoureux. »

Parmi les étudiants ayant eu Maija Grotell comme professeur, on retrouve Toshiko Takaezu, qui est devenue une grande artiste céramiste spécialisée dans l’expressionnisme abstrait et dont le vase en grès Early Spring (datant de l’an 2000 environ) est présenté à l’exposition. 

L’influence a été similaire dans le domaine de la fibre avec Gerhardt Knodel, qui a longtemps enseigné et qui a fabriqué l’œuvre composée de trois panneaux de fibre Guardians of the New Life en 1987. Gerhardt Knodel a donné des cours à plusieurs talents célèbres dont l’artiste multimédias Nick Cave, qui incorpore de la fibre dans ses pièces, comme les costumes sonores Soundsuits, ses créations les plus connues.

Ce sont ces interconnexions enrichissantes entre les matériaux et les générations qui ont motivé Andrew Blauvelt à passer plus de cinq ans à organiser cette exposition à grande échelle. Même si elle a été retardée à cause de la pandémie, « With Eyes Opened » tombe à point nommé pour cette période mettant les fabricants à l’honneur. « Le moment semblait être parfait pour cela », dit-il, « et je suis assez fou pour essayer. »

Découvrez le travail des artistes et des créateurs de la Cranbrook

<i>DNA: Etching: IV</i>, 2015, de McArthur Binion, vendu par Betsy Senior Fine Art
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Ensemble de six chaises Tulipe pivotantes sans accoudoir Eero Saarinen, 1970, vendu par MARKTMODERN
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<i>Moonpot</i> de Toshiko Takaezu, 1985 environ, vendu par The Nevica Project LLC
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Vase Maija Grotell, 1935 environ, vendu par Liz O'Brien - Furniture
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