24 octobre 2021Dans une petite rue située à proximité des Puces de Paris se trouve une maison grise en forme de cube et au toit plat, à l’aspect assez austère, avec des barreaux aux fenêtres. C’est là que les deux sœurs Karine et Virginie Glustin ont grandi. Une moitié faisait office de maison de famille, tandis que l’autre, un espace ressemblant à un garage, était utilisée à l’époque par leur père, Serge, pour la vente d’antiquités anglaises. Les deux étaient reliées par une porte du salon. « Nos parents pouvaient ainsi travailler tout en gardant un œil sur nous », explique la merveilleusement volubile Karine.
Puis, au milieu des années 1970, les Glustin ont déménagé dans une maison située dans le quartier parisien chic du 16e arrondissement, mais la première maison appartient toujours à la famille. « Nous y sommes très attachées », justifie Virginie, qui a deux ans de moins que Karine. « C’est là où tout a commencé pour nous. »
Remplie de trésors allant d’un immense miroir en bois doré du XVIIIe siècle à un élégant canapé orange italien des années 1970, ses 500 m² abritent maintenant leur galerie sur trois étages située à l’entrée du marché Dauphine, l’un des 15 marchés des Puces.
Quand elles ont découvert leur adresse principale il y a une vingtaine d’années, le bâtiment était dans un état de décrépitude avancée. « L’escalier n’allait même pas jusqu’au dernier étage », se souvient Karine. Aujourd’hui, elle est décorée dans le style d’un hôtel particulier parisien classique, avec un sol en parquet Versailles, des cheminées en marbre et des panneaux en bois sophistiqués. Elle est devenue un lieu incontournable pour de nombreux décorateurs de renommée mondiale, comme Tony Ingrao, de New-York, et Deborah Walker, qui est basée à Dallas.
« Le clan Glustin incarne l’esprit du marché aux puces. Virginie et Karine sont les vendeuses les plus recherchées de la ville », s’enthousiasme la libanaise Aline Asmar d’Amman, qui compte parmi ses projets la rénovation de l’hôtel parisien de Crillon et du restaurant étoilé au Michelin Le Jules Verne, perché au deuxième étage de la tour Eiffel. Elle explique aller à leur galerie pour y trouver « des pièces de créateurs distinctives avec un esprit et une présence unique ».
Parmi les autres adeptes figure la décoratrice d’intérieur Penny Drue Baird dont l’agence Dessins, LLC comprend des bureaux aussi bien à Manhattan que dans la capitale française. « Ce qui distingue les sœurs Glustin, ce sont leurs meubles uniques en leur genre, l’accent mis sur l’insolite [l’étrange] et la fantaisie pure », déclare-t-elle.
Il y a quelques jours, un dimanche, on pouvait voir parmi les objets du rez-de-chaussée de la galerie deux fauteuils en fibre de verre des années 1970 à la forme originale, deux canapés incurvés en chêne conçus dans les années 1960 par Guillerme & Chambron et une crédence fabriquée à partir de béton craquelé, de cristal de roche et de laiton par l’artiste contemporain Erwan Boulloud. L’exposition de la galerie change toutes les semaines, et les sœurs Glustin sont en évolution constante. « Leur goût change tout le temps », explique le décorateur d’intérieur né en Géorgie Irakli Zaria. « On ne sait jamais ce que l’on va trouver. »
Il y a cependant quelques constantes. Concernant les pièces vintage, elles adorent le design des années 1970, ont un penchant pour l’extravagance et le glamour, et préfèrent les trouvailles qui sortent de l’ordinaire plutôt que les pièces signées. « Nous avons toujours fonctionné à l’instinct », déclare Karine. « Nous achetons tout simplement ce qui nous plaît. »
Les deux sœurs proposent aussi une collection de leurs propres créations, en édition limitée, ainsi que des articles qu’elles conçoivent spécialement pour la galerie en collaboration avec des artistes dont le travail se caractérise par un grand savoir-faire, comme Erwan Boulloud et GEOFFROY NICOLET. « Erwan Boulloud fabrique des meubles à la manière des ébénistes du XVIIIe siècle », précise Virginie. Erwan Boulloud, pour sa part, admet que les Glustin ont bouleversé sa carrière. « Elles me poussent sans cesse à trouver de nouvelles idées », déclare-t-il.
Le goût des deux sœurs pour le savoir-faire traditionnel vient de leur grand-père paternel, un menuisier au travail soigné qui a restauré des pièces anciennes et créé lui-même des meubles de rangement. Il avait ouvert un stand aux Puces au début des années 1960 et a été rapidement rejoint par son fils Serge, qui s’est occupé pendant des décennies des ventes depuis l’annexe de sa maison tout en gérant aussi sa propre boutique au cœur du marché aux puces de Vernaison. « Le monde de notre enfance était assez magique », se souvient Virginie. « Mon souvenir le plus marquant remonte à l’atelier de mon grand-père, qui sentait le vernis et la cire. »
« Le marché aux puces était complètement différent à cette époque », se remémore Karine, avec une pointe de nostalgie. « Il était bien plus vétuste. Les stands n’étaient pas protégés des intempéries et il n’y avait pas de chauffage. En hiver, on avait les pieds gelés. »
Malgré ces difficultés physiques, aucune des deux sœurs n’a envisagé une autre voie professionnelle. Il y a deux décennies, alors qu’elles avaient une vingtaine d’années, elles se sont toutes les deux établies aux Puces pour rejoindre leur père afin d’ouvrir leur galerie actuelle.
Au départ, l’espace était spécialisé dans les antiquités des XVIIIe et XIXe siècles. « Nous adorons la qualité de cette époque, et nous aimons beaucoup les dorures, le bronze et la marqueterie », explique Karine. Mais elles ont suivi l’évolution des goûts. Il y a huit ans, elles ont commencé à se focaliser presque exclusivement sur les arts décoratifs du XXe siècle. « Nous n’y connaissions pas grand-chose au début », avoue Karine. « Nous avons tout simplement voulu proposer quelque chose d’un peu différent. »
Quand on leur demande quelles sont les pièces les plus exceptionnelles qu’elles ont vu passer au fil des années, elles ne citent pas des meubles, mais des éléments architecturaux comme par exemple une pièce dotée d’un revêtement mural du XIXe siècle dans une maison de ville parisienne, dans ce qu’elles appellent une « palette Marie-Antoinette » composée de tons bleus et jaunes, et un panneau en plâtre de plus de 4 mètres de long représentant un paysage de Nice qui a été conçu à l’origine pour le Palais de la Méditerranée, un des hôtels majestueux de la ville.
S’il y a bien une chose qui ne caractérise pas les deux sœurs Glustin, c’est le minimalisme. « Notre style ne consiste pas en un seul élément au milieu d’une pièce », explique Virginie. Et s’il y a quelque chose qu’elles aiment par-dessus tout, c’est faire de nouvelles acquisitions. « On ne sait jamais ce que l’on va trouver », précise Karine avec une étincelle dans les yeux. Après s’être consacrées presque exclusivement au XXe siècle durant ces dernières années, elles essayent depuis peu de proposer à nouveau des pièces plus anciennes, comme ce coffre japonais du XVIIe siècle aux pieds sculptés en forme de têtes de dragon.
Leur passion pour les arts décoratifs, quelle que soit l’époque, semble avoir été transmise à la génération suivante. Ilan, le fils de Karine, travaille avec elle dans la galerie. L’un des enfants de Virginie, Ruben, a ouvert sa propre boutique de luminaires aux Puces. Et bien que leur père âgé de 81 ans ait décidé il y a six mois de prendre sa retraite, il est toujours très présent. « Je pense qu’en fait, il n’arrêtera jamais », avoue Karine. « Le marché aux puces a été toute sa vie pendant plus de 60 ans. »