Cette étude présente un paysage typique de la campagne romaine : un ancien mausolée devant lequel passe une charrette suivie de deux paysans. Si la technique (un dessin à la plume sur des lignes de graphite, complété par un lavis d'encres brunes et grises) et la signature évoquent immanquablement l'art de Lorrain, on trouve au verso de ce dessin des preuves supplémentaires qui nous amènent à considérer ce dessin inédit comme une œuvre du maître.
Le motif du mausolée a été repris à la plume au verso selon une technique que l'on retrouve dans plusieurs autres dessins de Lorrain. On y trouve également une étude de trois personnages, qui peut être considérée comme préparatoire au tableau de Lorrain intitulé Le port d'Ostie avec l'embarquement de saint Paula, ce qui nous amène à revendiquer cette attribution avec une datation autour de 1639.
1. Claude Lorrain ou la perfection du paysage classique à Rome au XVIIe siècle
Claude Gellée est né en 1600 à Chamagne en Lorraine. Orphelin à l'âge de douze ans, il passe un an avec son frère à Fribourg, où ce dernier est sculpteur sur bois. Claude Gellée arrive ensuite probablement à Rome en 1613, où il rejoint l'atelier d'Agostino Tassi (1580 - 1644) en 1617. Entre 1619 et 1620, il étudie pendant deux ans à Naples dans l'atelier de Goffredi Wals (lui-même ancien élève de Tassi).
En 1625, il retourne en Lorrain pour deux ans où il travaille aux côtés de Claude Deruet. Il retourne ensuite à Rome, ville qu'il ne quittera plus jusqu'à la fin de sa vie (à l'exception de courts séjours dans la campagne environnante).
De 1627 à 1650, il habite Via Margutta. À partir de 1635, il devient un peintre renommé et les commandes commencent à affluer. Considéré de son vivant comme le plus accompli des paysagistes classiques, sa réputation ne s'est jamais démentie.
Entre 1629 et 1635, Lorrain se rend souvent dans la campagne romaine pour dessiner avec son ami Joachim von Sandrart (1606 - 1686). Il devient membre de l'Académie de Saint-Luc en 1633, tout en étant très proche des Bentvueghels, cette guilde qui regroupait les jeunes peintres nordiques actifs à Rome. En 1643, il rejoint la Congrégation des Virtuoses. En 1650, il s'installe à Via Paolina où il vivra jusqu'à sa mort.
On sait peu de choses sur sa vie intime. Il semble avoir eu une fille, Agnes, issue d'une histoire d'amour accessoire. En 1657/1658, elle emménage avec lui. Atteint de goutte en 1663, il meurt en 1682.
2. Description du dessin ; la technique de l'étude de la nature
Deux paysans marchent derrière une charrette tirée par un cheval sur une route qui serpente entre d'anciennes tombes. Alors que l'on aperçoit au loin un tombeau rectangulaire avec une façade à colonnes, le chariot passe devant un important bâtiment antique. Il a une forme circulaire et sa façade, partiellement en ruine, est décorée de colonnes. L'amorce d'un deuxième étage est visible au-dessus d'un grand entablement.
Exécuté entièrement à la plume à l'encre brune, le dessin a ensuite été complété au lavis d'encre brune (au premier plan et devant les chevaux), et au lavis d'encre grise. Notez l'utilisation très délicate de ce lavis gris, dont l'intensité s'estompe pour créer une sensation atmosphérique vers le fond bleuté.
Les études de nature constituent une part importante des dessins de Lorrain. Généralement réalisés en partie en plein air, ils diffèrent sensiblement des dessins liés à des peintures ou constitués en œuvres indépendantes, qui ont été réalisés entièrement dans son studio.
Réalisées à partir d'un dessin préliminaire à la mine de plomb (dont on peut voir une trace au milieu du chemin devant la deuxième tombe), ces études de nature présentent un certain nombre de caractéristiques distinctives (que l'on peut retrouver ici) : un premier plan peu défini, une rapidité d'exécution, une simplicité des moyens techniques et une focalisation nette sur certains éléments spécifiques du paysage (comme ici le mausolée et la charrette). Ces études ont ensuite été retravaillées en Studio : par exemple, le premier plan a été complété par l'introduction d'une bande de lavis.
Enfin, il faut noter que ces études sont souvent signées, ce qui témoigne du souci de précision de Claude et de l'estime qu'il portait à ses dessins.
3. La répétition du motif au verso par transparence : exemples dans les dessins de Claude Lorrain
Une autre caractéristique fascinante de ce dessin est que l'artiste a dessiné une partie de la scène principale au verso par transparence. Pour ce faire, l'artiste a appliqué le recto de la feuille sur un panneau de verre et a tracé les lignes principales au verso avec un stylo, obtenant ainsi une image parfaitement inversée.
Le caractère légèrement sec du trait ("le conduit cassant du stylo", pour reprendre l'expression de Marcel Roethlisberger), s'explique par la position du stylo, tenu horizontalement devant une plaque de verre. Une répétition partielle du motif au verso apparaît dans d'autres dessins de Lorrain (422v, 482v, 575v dans le Catalogue des dessins, 17 et 19 dans l'Album Claude Lorrain).
A titre d'exemple, nous reproduisons ci-dessous le dessin référencé sous les numéros 422 et 422v du Catalogue, conservé au British Museum de Londres.
4. Au verso, une étude préparatoire pour Le port d'Ostie avec l'embarquement de Saint Paula (Musée du Prado Madrid - dernière photo dans notre galerie).
Si de nombreux dessins de Lorrain ont survécu, peu sont des études préparatoires pour des peintures, et les quelques études de personnages qui ont survécu se trouvent généralement, comme dans notre dessin, au verso d'un paysage.
Sainte Paula, matrone romaine, s'est retrouvée veuve avec cinq enfants. En 385, elle quitte Rome pour Bethléem afin de rejoindre Saint Jérôme. Elle n'emmena que sa fille, sainte Eustochie, qui est probablement la figure représentée derrière elle dans le tableau de Claude. Au Moyen-Orient, elle a fondé l'ordre des Hiéronymites, renonçant à la vie civile pour servir Dieu. Ce tableau, conservé au musée du Prado à Madrid, fait partie d'une commande de quatre tableaux passée par le roi Philippe IV d'Espagne à Claude Lorrain en 1639-1640.
Les trois personnages au verso de notre dessin, légèrement esquissés à la mine de plomb et partiellement rehaussés à la plume, sont vraisemblablement des études pour sainte Paula et sainte Eustochie.
Si la longue toge qui recouvre la tête de sainte Paula est tout à fait caractéristique, il est intéressant de voir la progression de l'artiste entre ce dessin et le tableau final, tant dans la main droite de sainte Paula posée sur le bras (et non plus sur l'épaule) du jeune homme devant elle, que dans le bras levé de sainte Artistics, évitant ainsi une répétition de l'attitude de sa mère (qui fait ce même geste de la main gauche).
La comparaison avec cette peinture nous amène également à dater ce dessin vers 1639, période qui, selon Roethlisberger, correspond à l'apogée de la vision picturale de l'artiste dans ses études sur la nature.
5. Encadrement
Nous avons choisi d'encadrer ce dessin dans un cadre en bois sculpté et doré d'époque Louis XIII. Le montage permet également de voir le dessin au verso et en transparence à travers le cadre.
Principales références bibliographiques :
Marcel Roethlisberger - Claude Lorrain - The drawings Catalog - University of California Press Berkeley and Los Angeles 1968
Marcel Roethlisberger - l'album de Claude Lorrain au Norton Simon, Inc. Museum of Art - Musée d'art du comté de Los Angeles 1971
Claude Gellée dit Le Lorrain - Catalogue de l'exposition à la National Gallery of Art de Washington DC et aux Galeries nationales du Grand Palais, RMN 1983
(édité par Carel van Tuyll van Serooskerken et Michiel A.C. Plomb assisté de Federica Mancini) - Claude Gellée, dit le Lorrain - Le dessinateur face à la nature - Somogy Paris 2011